Bon je vais démarrer un peu comme Tiennet : en lisant le titre du topic lorsque Ludoman a attiré mon attention dessus, j'ai exprimé (il y a des témoins, hein) des sentiments mitigés. Ca s'étalait sur une palette allant de la lassitude ("oh non, mon dieu, pas ça encore") à l'indignation ("ils n'ont vraiment rien d'autre à faire à tradmag ?") en passant par l'abattement ("si en plus même les jeunes s'y mettent..."). Faut dire, à ce moment-là il était tard. Bref.
Au fil de la lecture, j'ai eu plutôt la bonne surprise de constater que, sur ce sujet "marronnier" du milieu tradfolk, et au fil de ces dernières années, les positions et les propos s'affinent quand même un peu, voire se renouvellent. Et ce plutôt en bien (ou alors je suis optimiste, enfin... ça c'est pour donner une piste réponse à Tirno
) J'ai lu pas mal de choses qui m'ont frappé et avec lesquelles je me sens en phase, notamment sous la plume de -Y- (comme souvent) et donc je lui retourne la sympathie, et j'ai bien aimé aussi l'intervention de Rodrigue - sa remise en cause des oppositions bidon me parait salutaire - et de Garrigauda, quand elle exprime une saine allergie aux gourous de tout poil.
Je vais plutôt essayer de mettre un peu d'opinion personnelle.... y aura surement des redites et des enfonçages de portes ouvertes. Attention, création en marche ! 
le mot "création" porte en lui beaucoup de choses desquelles on peut parfois extraire un peu ce qu'on veut, de même que le mot "tradition"... au fond tout cela est un problème de sens, un problème de langage peut-être, qui influe cependant sur la réalité.
Oh que oui, la question des mots est fondamentale! Le langage n'influe peut-être pas directement sur la réalité (ou alors je ne me suis pas suffisamment entrainé !
). Mais sur les mentalités des gens, ça c'est certain. On va faire comme tu disais, en route pour le bac de philo... Je vous préviens, j'ai eu plutôt une mauvaise note. Mais il parait que des fois, dans la vie, on a droit à une deuxième chance.
En préalable : "acte de création"... ce sont quand même des termes un peu ronflants. Personnellement j'ai toujours trouvé pédant que quelqu'un les emploie pour décrire sa propre activité. Voila ça c'est dit. Ensuite, sur le fond : je me méfie des concepts abstraits. Je vais essayer de m'expliquer (et d'éviter être trop pédant justement...)
Le mot de "création" est lourd d'implicites - comme tout ce qui désigne un concept - et il est tout sauf neutre : il a une histoire théologique, le Créateur c'est celui qui fait la Création. Dieu a créé l'univers à partir de rien, dans un ordre bien précis. Et Dieu vit que cela était bon... Vous allez peut-être trouver que je charrie, mais quand même, on fait appel à un imaginaire puissant.
Bon, et alors, la création artistique, dans tout ça ?
Beaucoup de définitions de l'art mettent en avant une démarche d'élaboration consciente (par opposition à la beauté "naturelle") et le génie individuel. Et pour la création, les critères sont l'originalité ("du jamais vu") et une rupture artistique. Alors, le créateur, démiurge manifestant la puissance de son pur esprit d'imagination ? Et tout ça via une recherche esthétique consciente ? A ce sujet, il y a pas mal de fantasmes à tempérer.
D'abord un artiste, fut-il génial, existe toujours en fonction de son environnement. La musique de Wagner n'aurait pas pu être imaginée par un esprit du XVIème siècle (et réciproquement), tout le monde sera d'accord là-dessus. Avant d'être des machines à "transformer" - pour reprendre ta tournure - nous sommes d'abord des machines à "absorber". Pour oser une métaphore alimentaire : une personne peut penser décider ce qu'elle va manger, mais dans la pratique, cet exercice a énormément de limites. Si vous naissez aux Etats-Unis en 2016, vous ne mangerez jamais la même chose que si vous naissez en France en 1900.
Il y a pire : non contents d'absorber, nous le faisons de la manière la plus neutre qui soit. Nos cerveaux sont comme des éponges. Tout ce qui nous environne a une influence (le jingle entendu au supermarché, les bruits de la rue). Il serait bien naïf et vain de penser que nous décidons d'en tenir compte ou pas. Car même les préférences que nous croyons avoir développés sont le fruit de notre environnement. Bref, le libre arbitre du créateur, je n'y crois pas du tout.
De pire en pire : toutes choses étant égales par ailleurs, vous ne pouvez pas décider du résultat. Pour filer ma métaphore alimentaire, en mangeant des choses semblables, on peut se retrouver avec le corps de Quasimodo ou d'Esmeralda. Pourquoi tant de haine ? On ne va pas se prétendre "créateur" de son corps - sauf à être fan de body building.
De tout ce que nous absorbons, nous faisons quelque chose, et chacun quelque chose de singulier. J'ai tendance à y voir un grosse part de hasard. Et certains font mieux que d'autres. Notez que je vous épargne toute considération scatologique (la création est un noble produit de l'esprit, mais que dès qu'on parle du corps, ça peut vite devenir un peu salissant). Bref...
Aussi, après tout... à défaut d'être un top model, Quasimodo peut aussi avoir son charme en tant que créature... tiens, c'est curieux, on revient sur ce terme. C'est justement ce hasard foisonnant qui est sympa. La beauté peut paraître à tout moment. Car qui sait ? L'histoire n'est pas une longue marche vers le progrès. Bach était un compositeur moyennement considéré de son vivant, puis presque un siècle d'oubli avant que les romantiques s'intéressent à son œuvre.
Les "ruptures créatrices" vont et viennent sans notion de progrès historique qualitatif. La créativité même est une notion très subjective. "Ce sont les regardeurs qui font les tableaux", comme l'a dit un connaisseur
https://fr.wikipedia...wiki/Ready-made
Depuis cette affaire-là, les "créateurs" peuvent se poser, à juste titre, beaucoup de questions.
je peux pas m'empêcher de penser aux conférences de Frank Lepage sur ce sujet
Moi itou. Ses "conférences gesticulées" sont effectivement un must, surtout pour qui s'intéresse aux questions de culture ou d'éducation. Hop : https://www.youtube.com/watch?v=96-8F7CZ_AU Il y explique très clairement comment le concept de "création" est un outil de pouvoir.
Oui mais alors, vous me direz, et notre trad/folk dans toute cette histoire ?
Eh bien, les acteurs de ces musiques ne peuvent pas échapper à la doxa de l'Art et de la Création. Dans l'image qu'ils se font de leur propre art, les grilles de clichés standard sont très souvent visibles. Mais en creux, par clichés inverses.
Ainsi, la vision dominante de l'Art met avant le rôle de l'individu. Ah, la fameuse figure de l'artiste maudit, génie solitaire en rupture de banc ! Eh bien, dans leur écrasante majorité, folkloristes de toute tendance, artistes trad, ou chercheurs ont adoré insister sur l'inverse : le collectif. Les arts populaires n'existent que comme la forme d'expression d'une société rurale, manifestation de son unité... vous connaissez la thèse, je ne vais pas vous refaire le petit livre rouge.
On retrouve trace de cette volonté dans tout le milieu associatif folk, avec une longue habitude de formes de gestion collectives, où tout le monde participe, et une aversion assumée pour la "starification" des artistes en tant qu'individus. Il est en fait assez mal vu de parler d'"artiste". Dans notre milieu, on n'utilise presque jamais ce terme.
L'art dominant met en avant une démarche consciente de l'artiste ? Une réflexion utilisant le libre arbitre ? Eh bien, nous autres trad/folk, on va adorer parler de "terroir" et de "style régionaux". Le terroir façonne l'individu. Le style d'un musicien ne vient pas d'une recherche individuelle, mais d'une imprégnation dans un environnement régional. Le musicien trad joue comme ça naturellement. Il n'a pas eu le choix de faire différemment. Une sorte d'art où la conscience n'interviendrait pas vraiment, produit naturel d'un environnement sauvage et beau.
La culture dominante met en avant les "créations" qui se veulent des ruptures artistiques ? Elle présente son histoire comme une évolution vers la sophistication ? Nous les tradeux, on va insister sur l'héritage et la recherche de continuité.
Ce récit collectif n'est bien sur pas sans fondement, mais il contient aussi une grosse part de posture et de mauvaise foi. Comme j'ai essayé de le montrer plus haut, la teinte de l'environnement culturel sur l'individu n'est pas le propre d'un contexte traditionnel, mais une constante incontournable de toute activité artistique. Même chose pour la présence d'un imaginaire artistique collectif (dans l'art "dominant", les créateurs, que ça leur plaise ou non, s'inscrivent le plus souvent dans des mouvements). Quand à la continuité réelle ou supposée de telle ou telle forme de tradition, vaste débat... souvent on n'en saura jamais grand chose, mais on ne compte plus les théories fantaisistes échafaudées sur le sujet, dans le seul but de légitimer telle ou telle forme pratique actuelle.
Enfin, le jeu des mélodistes actuels réputés "tradeux pur jus" (pas toujours à leur propre initiative) relèvent d'une esthétique d'interprétation bien plus actuelle que le milieu ne veut bien faire mine de le croire. A contrario, pas mal de disques commerciaux d'avant guerre ne seraient plus vendables aujourd'hui (ça "pique" trop, même pour le public trad). Ce que je dis n'est ni une critique, ni un jugement de valeur : on a un son donné à une époque donnée, il ne faut pas croire au père Noël.
Tout ça pour dire que les arts en général, et la musique trad en particulier, sont un champ de bataille de mots. Les mots portent autant d'enjeux idéologiques.
Alors, on comprend que par double effet miroir, en réaction à des clichés tradi difficiles à assumer, des artistes aient reconstruit un discours sur "le métissage", "la création", "l'évolution"... dès l'époque de Stivell, il y a eu des accrochages à propos de cette rhétorique. Et puis Panda a parlé de la Bamboche électrique... ça ne date pas d'hier. En passant, ça me semble un peu tendancieux de dire, comme on l'entend bien souvent, que ce discours est porté par les artistes uniquement pour des raisons commerciales. OK on trouve des dossiers de presse dignes du pitchotron (et les tradeux pur jus s'y sont mis aussi). Mais franchement, pour gagner de l'argent, je recommande plutôt une business school ou une formation de trader. Le ROI sera bien supérieur à celui que vous aurez en devenant créateur de néofolk...
Enfin - et ce point me tient spécialement à cœur - je ne vois pas pourquoi le trad serait la seule forme d'art exempte de génie expressif et de qualités individuelles. il y a là, tout comme ailleurs, d'authentiques personnalités originales sortant du lot.
Django ne savait ni lire ni écrire la musique (déjà à peine écrivait-il le français). Pourtant personne n'irait imaginer qu'il est devenu Lui juste par "imprégnation" de son environnement manouche, plus quelques disques de jazz. Ce que nous nommons "style régional" en trad - par une vue de l'esprit non exempte d'idéologie - est un concept contemporain. Ce n'est pas la magie géographique du terroir. C'était l'esthétique produite par un ensemble d'artistes talentueux, qui se fréquentaient, et s’influençaient. Et certains pouvaient jouir d'une estime particulièrement importante.
Personne n'irait penser non plus que Django ne savait pas exactement ce qu'il faisait. Il citait Debussy comme son compositeur préféré, et quand on écoute sa musique, on entend que l'influence était digérée et consciente. De même, en trad, l'utilisation de modes, de phrasés, d'ornements spécifiques - même si elle n'est pas formalisée dans un langage classique (qui, du reste, ne serait pas outillé pour) - ne relève pas du bidouillage hasardeux de semi analphabètes. C'est un mode d'expressivité qui réclame une connaissance et un sens esthétique sûr.
Quand aux compositions : il y a de bonnes compos qui font tout à fait partie du patrimoine trad (en musique irlandaise, c'est monnaie courante et personne ne récuse ça, dès lors que le morceau s'est popularisé dans le milieu). Mais à mon sens, chercher la création en musique trad uniquement sous l'angle de la compo (ou de l'arrangement, ou de l'ajout de choruses), c'est passer à côté du point important. Car, si créer, c'est ne jamais faire deux fois exactement pareil, et chercher consciemment d'autres voies, sans pour autant connaître d'avance tout le résultat, l'interprétation / ornementation / variation trad correspond très bien à ce critère. Bref pour résumer - et même si ça reste une intime conviction - je pense que concernant les anciens musiciens, il est urgent de sortir du fantasme du bon sauvage, même si cette image d'Epinal peut séduire certains.
Pour conclure sur une note sympa - et élargir - je pense qu'il faut qu'on s'envisage (nous les trad/folk), non plus comme un monde à part, fait uniquement de nos spécificités, mais comme une partie originale à côté d'autres des musiques populaires orales. Lesquelles représentent l'écrasante majorité de ce qui se joue sur la planète Terre ! Nous ne sommes pas seuls ! Personnellement je me reconnais dans toute musique qui peut se jouer d'oreille, qui créée un contact social, peut se jouer dans des petits endroits, et qui ne dispose pas de savoir académique rigide. De ce point de vue là, Rodrigue l'a dit, les musiciens se mélangent volontiers et très naturellement.
Dernière petite anecdote : Th de Tétras a mentionné le musette. Il est intéressant de voir à quel point ce genre d'origine si populaire a pu être conspué par le mouvement folk comme étant une musique déviante. En arriver à ostraciser l'accordéon chromatique quand on se réclame de la musique du peuple, c'est un sacré contorsionnisme idéologique. Et il est remarquable que les gens qui se donnaient tant de mal pour imaginer ce qui se passait au XIXème siècle soient si peu partis en quête des trésors populaires beaucoup plus récents. Beaucoup ont jeté le bébé avec l'eau du bain, sans daigner jeter un œil à ce qui se faisait avant les paillettes des années 60. Je suppose que là-dessus, Tiennet ou RV pourraient vous en dire surement plus long que moi, si vous les provoquez un peu, mais c'est une autre histoire...
On dirait que c'est dès que les anciens ont disparu que les gens commencent à trouver que leur musique était cool.... Comme quoi, chacun porte ses fantasmes sur l'art, et traine un potentiel de destruction qui va avec.
Et j'en profite pour glisser ma petite anecdote.
Je joue dans le groupe Super Parquet, et le jour où (étape obligée quand on commence à se produire sur scène) nous avons du écrire un texte, hey ben on était bien comme des cons.
Panda, je compatis grandement. Depuis, une avancée technologique majeure est survenue, qui a mis la création à la portée de tous ! 
Modifié par AntoineL, 11 juin 2016 - 22:50.