on tombe assez d'accord sur l'idée que par la tradition elle-même il y a un renouvellement des pratiques, dans une certaine continuité, plus ou moins visible, plus ou moins affirmée. Donc un processus de re-création perpétuel dans ses différentes modalités.
Je pense que sur ce point, c'est pas du tout évident qu'on soit d'accord. Ce qui renvoie à de nombreuses discussions, lors de tables rondes, au bar ou sur tradzone.
En résumé, les questions qui se posent:
- Est-ce que quand on parle de "tradition", vu de l'extérieur, on est dans le monde des réalités (plus ou moins subjectives), ou est-ce qu'on est condamné à être dans le fantasme? Pour preuve, vu de l'intérieur d'une société, ce que les extérieurs considèrent "traditionnel", les pratiquants considèrent "des pratiques". Même dans une société ayant une forme de nostalgie ou de raisonnement par l'autorité historique (vu intérieure, pas extérieure), on peut avoir une pratique "parce que c'est ce qu'on a toujours fait" - mais on va pas faire référence à des collectages, ou a des preuves spécifiques - il n'y a pas de niveau "meta".
- Est-ce que le revivalisme est une forme de tradition - et si oui, est-ce qu'elle est dans une continuité? C'est dur à dire. On se retrouve dans un historique complexe de visions intérieures et extérieures et de colonialisme bourgeois. Hormis dans quelques (rares?) familles et au travers de quelques personalités, il y a eu rupture. Les pratiques ont quasi complètement cessé. Les contextes donnant lieu à ces pratiques (milieu rural, société traditionnelle) ont cessé. Le renouvellement a été autant une substitution (par exemple, le "bal folk" remplace le "bal populaire") et un métissage (la société bourgoise, "intellectuelle" renouvelle la pratique de la musqiue et de la danse avec ses propres codes) qu'un évolution.
- Est-ce que "la tradition" (vue de l'intérieur ou de l'extérieur) existe en tant qu'objet transmissible et "vérifiable"? Ou n'existe-t-il que des pratiques (qui se renouvellent, métissent, évoluent, substituent, les unes aux/avec les autres).
Pour bien traiter ces deux points, il faudrait des pages et des pages - pas pour le plaisir de se faire mousser, mais parce que toutes les explications les plus simples vont comporter des inexactitudes.
Le résumé (simpliste et inexact) que je tire de mes lectures et diverses discussions
- Ce que nous pratiquons est le "revivalisme" et le nommer "revivalisme" nous maintient dans l'intégrité intellectuelle de ne pas donner trop de cachet à nos pratiques (en croyant que nous sommes dans le renouvellement de quelquechose de "spécial" qui remonte à la nuit des temps) et d'éviter de tomber dans le piège d'utiliser "c'est traditionnel" pour justifier nos choix.
- Il n'y a pas de tradition en tant qu'objet "vérifiable". A la limite on peut dire "nous n'avons rien pour justifier que cette pratique existait avant 1955". Mais tout le reste ce n'est que des pratiques - plus ou moins étendues géographiquement, plus ou moins étendues dans le temps, plus ou moins répandues dans leur communauté.
Pourquoi certains érigent le processus de création comme une rupture
Pour revenir à nos moutons, je serais d'accord pour dire que notre pratique revivaliste est dans une certaine continuité, plus ou moins visible, plus ou moins affirmée, à la fois des pratiques de la société rurale (disparue depuis longtemps), des pratiques de la société post-rurale, des pratiques de la société bourgeoise (=extra-rurale, ancienne et moderne), et surtout des pratiques revivalistes.
Pour le cas qui t'intéresse spécifiquement (continuité moins visible, voir rupture, affirmée en tant que telle), je dirais qu'il y a de nombreux facteurs:
Pourquoi ne pas etre en continuité?
- Le milieu revivaliste a fait la part belle au "bal folk"="gens qui dansent". Ce bal folk est une culture vraiment particulier, puisque la grande majorité des participants pratiquent des "danses" qui se résument en général à un "nom de danse", et une séquence de rythmes ou de déplacements assez figé. Ce n'est pas une culture qui a un grand attachement avec une continuité (la continuité est souvent affirmée verbalement, mais dans les faits, elle est peu-présente). Ca en fait donc un contexte ou les musiciens, à condition de proposer des noms de danse et un musique qui permet au moins de faire les rythmes ou déplacements associés, ont une énorme liberté (et donc la possibilité de ne pas etre en continuité musicale).
- Autant le public bal folk que le public "world music" est plus intéressé par l'idée et la nostalgie d'un truc qui remonte à la nuit des temps qu'à un truc qui remonte "réellement" à la nuit des temps (d'ailleurs, puisque tout n'est que renouvellement de pratiques, tout ce que nous faisons aujourd'hui - jazz, classique, cuisine, hip hop, etc. remonte d'une façon ou une autre à la nuit des temps). Et ce public a souvent une culture musicale peu développée en musique "traditionnelle" comparé à leur culture en musique actuelle. Pour un musicien qui veut faire la music qu'il aimerait en tant que public, c'est pas surprenant que la continuité soit moins visible (et meme sacrifiée, exprès ou non, en faveur d'un langage musical plus "moderne").
- Pour beaucoup de musiciens d'ailleurs, leur manque de culture les empeche complètement d'etre en continuité puisqu'ils ne pourraient pas l'etre meme s'ils le voulaient (et d'autres, plus cultivés, pourraient mais ne veulent pas)
Pourquoi l'affirmer haut et fort?
- Parce qu'une musique principalement monodique et mélodique n'est effectivement *pas* dans l'ère du temps. Quand on fait déjà une pratique marginale face à la société générale, avec des instruments bizarres pour des gens bizarres, peut-être qu'on veut enlever un aspect "vieux" ou "ringard"
- Par rebellion. La culture revivaliste a un fort mouvement conservateur, qui a tendance à imposer beaucoup de "il faut". Et comme l'a si bellement dit Christophe Sacchettini dans une newsletter Mustradem: "Et qu'une fois épluché, souvent ne reste comme oignon central du raisonnement des réactionnaires, que leurs goûts et couleurs (respectables au demeurant), avec quoi ils tentent de faire pleurer les autres."
- Pour se démarquer - à un moment donné, faut bien se dire "quelle ligne directrice de ma pratique artisitique - en quoi elle se différencie des autres"? Et faut oser l'affirmer.
Bref, est-ce ton questionnement a pour point central la rupture, ou la volonté/affirmation de rupture? Pour le second, je pense que c'est bien d'affirmer ce qu'on fait ou ce qu'on veut faire (et de faire ce qu'on veut). Pour le premier, c'est dur à justifier (pas forcément impossible, mais dur) que par exemple La Sansonnette (morceau très répandu en boeuf, tout à fait intégré à la pratique revivaliste, et sauf erreur composé par le père d'Ecila) serait plus ou moins dans une continuité que British String (morceau largement mois répandu en boeuf mais néanmoins présent pour ceux qui ont des instruments et un niveau technique qui leur permet de le jouer, et composé par le Quintet à Claques, qui a vu son nom associé au moins une fois à l'adjectif "dépoussiéré").
Dans tous les cas, toute création se fait dans le contexte d'une communauté. Si la création en milieu revivaliste se fait, c'est qu'elle est présentée à un public revivaliste, et qu'elle n'est donc pas en rupture franche. Si la communauté l'accepte et l'adopte elle deviendra partie de la culture revivaliste, sinon elle le deviendra pas. On a de nombreux exemples maintenant ancrés de pratiques dont la continuité est discutable: bal folk, fest noz, cercle circassien, deuxième moitié, bigez vous donc. Ca laisse a penser qu'il y en aura d'autres à l'avenir.