Sauf que le projet de révision constitutionnelle ne fait qu'ajouter un article, de manière un peu idiote à mon avis, et ne règle pas du tout le problème. Bien au contraire : on aura d'un côté les articles 1 et 2 de la Constitution qui disent A et d'autre part un article 53-3 qui dira B en donnant pleine valeur à la Charte.
Pourquoi ? La France n'a jamais proposé de ratifier la totalité des articles de la charte mais seulement quelques articles peu contraignants par ci par là. "Le Français langue de la République" n'a pas été remis en question.
Pardon, je n'avais pas vu ta réponse.
En droit interne comme en droit international, il n'est pas possible de ratifier seulement une partie d'un accord qu'on veut bien appliquer. Ça conduirait à des situations totalement ingérables et très très éloignées des considérations humaines, du genre :
- "Vous avez violé l'interdiction de la torture prévue par la Convention de 1984
- Pas du tout, j'avais juste ratifié l'article XX sur les dispositions transitoires, pas du tout l'interdiction de la torture, même si je suis partie à la convention.
- Ah, zut, bon par contre en ratifiant la CEDH vous avez oublié de ne pas ratifier l'article 3 de la CEDH qui dit la même chose.
- Vous êtes sûr ? Non, je crois qu'il y a deux ans on a dit qu'on ne voulait plus de cet article parce que finalement on aime bien torturer les gens.
- Shit".
Si chaque État pioche dans la convention ce qui lui plait :
1/ Il ne sert à rien de passer des années à débattre et à essayer de convaincre les États qu'ils seront gagnants, sur un plan diplomatique extérieur, sur le plan de la politique juridique ou sur un plan électoral, à ratifier la convention. Des années de travail inutiles puisqu'à terme un État fait ce qu'il veut et ne peut ratifier qu'un bout de la Convention.
2/ Il ne sert à rien de rédiger des conventions avec une logique interne. Quand je vais à l'école, je n'ai pas le droit de dire : bon, OK pour le français et l'histoire, par contre les maths c'est non, je refuse. C'est le même principe : les conventions ont leur leur logique interne réfléchie et négociée, de la même manière qu'on estime qu'il est important qu'on apprenne les maths même si n'aime pas ça. [je mets de côté la question de l'obligatoriété de l'école, je simplifiais, mais on peut transposer ça au choix que fait un étudiant de s'inscrire dans une faculté où certains cours obligatoires ne lui plaisent pas...].
3/ La sécurité juridique n'existe pas entre les États, puisqu'il est impossible de se mettre d'accord : une convention c'est un compromis entre les rédacteurs, qui s'accordent pour dire qu'une fois le compromis trouvé ils ratifieront tout. Voilà comment on parvient à convaincre la Russie à ratifier la CEDH et à la condamner quand elle viole les droits de l'homme (assez souvent, mais c'est une autre histoire).
4/ En pratique, les conventions deviennent inapplicables : sur les 194 États parties à la convention contre la torture, quel service juridique, quel avocat saura qui a ratifié quoi, quand, etc., surtout si les États ont le droit de se retirer de tel article quand ils le veulent ? Idem pour les 10000 autres conventions qu'a ratifiées la France. C'est littéralement impossible, et je ne parle même pas de conventions plus complexes qui créent une organisation internationale ! Imaginez qu'un État décide de ne pas ratifier les articles créant le Secrétaire général de telle ou telle organisation : en théorie, l'organisation pourrait quand même fonctionner à son égard ; en pratique, pas du tout.
Pour toutes ces raisons et bien d'autres, il n'est pas possible de piocher "par ci par là" dans une convention. Et heureusement.
Pour être complet, il existe en fait, en droit international, le mécanisme des "réserves aux traités" prévues par la Convention de Vienne de 1969 (sorte de "code" du droit des traités).
Il permet, mais uniquement au moment de signer ou de ratifier le traité, à un État qui ne veut pas être soumis à tel ou tel article, de le dire et de ne pas être lié par lui. Mais il y a plusieurs conditions :
- d'abord, la réserve ne doit pas avoir pour conséquence de priver de sens la convention pour l'État signataire. En gros, si je dis que je ratifie la convention contre la torture mais que je veux faire une réserve sur la définition de la torture histoire de faire ce que je veux, c'est impossible.
- ensuite, la réserve doit être acceptée par tous les États signataires. C'est le principe du consensus. Si telle disposition heurte vraiment les traditions de tel État, les autres diront peut-être "bon, OK pour vous". Sinon, on lui dira : "bon, tu t'engages sur tout, ou tu t'engages sur rien". Ça permet d'éviter l'éparpillement que j'évoquais plus haut, et de garantir un peu de sécurité juridique là où on en manque grandement !
En pratique, les réserves sont surtout employées pour éviter le recours devant la Cour internationale de justice en cas de violation du traité. Dans la plupart des conventions de l'ONU on retrouve un article autour du n°20 qui dit que "tout différend sur l'application ou l'interprétation du présent traité, s'il n'est pas réglé par la voie diplomatique [négociations], est soumis à l'arbitrage par l'une des Parties. Si la demande d'arbitrage est rejetée ou reste sans réponse durant 6 mois, l'une des parties soumet le différend à la Cour internationale de justice". Je l'écris de mémoire, c'est pas la formulation exacte de ces articles qui sont tous similaires (convention contre la torture de 84, contre le génocide de 48, sur la répression des attentats terroristes à l'explosif de 97...) mais c'est l'idée.
En général, les États préfèrent éviter un recours médiatique devant la CIJ, qui porte un coup à leur diplomatie et à leur image sur la scène internationale. Ils préfèrent l'arbitrage interétatique, plus discret et plus ouvert au consensualisme, et avant tout le réglement par voie diplomatique. Faire une réserve sur ce type d'articles permet d'éviter la compétence obligatoire de la CIJ. J'arrête le cours ici, désolé, je déborde un peu.
Voilà pourquoi si, la France a bien proposé de ratifier l'ensemble de la Charte et non pas quelques articles. À vrai dire, la France a tenté le coup, avec sa déclaration interprétative, de contourner certains articles. C'est totalement idiot. Et c'est surtout illicite en droit international et on s'exposerait, sans rentrer trop dans les détails, à des sanctions si un particulier l'invoquait, ou un autre État, d'ailleurs.
Désolé pour le pavé...
Modifié par raphnin, 11 nov. 2015 - 12:32.